UNE VEILLÉE AU PRESBYTÈRE
Miss Marple occupait le grand fauteuil. Bunch était assise par terre, devant le feu, les deux mains sur ses genoux. Le Révérend Julian Harmon, penché en avant, retrouvait des attitudes d’étudiant attentif. Tirant sur sa pipe, son verre de whisky-soda à la main, l’inspecteur Craddock donnait bien l’impression de ne pas être de service. Julia, Patrick, Edmund et Phillipa complétaient l’assemblée.
— Il me semble, miss Marple, proposa Craddock, que c’est à vous de parler. Cette histoire, c’est la vôtre !
La vieille demoiselle protesta.
— Pas du tout ! Je vous ai donné un coup de main de temps à autre, mais c’est vous qui étiez chargé de l’enquête et c’est vous qui l’avez conduite. Vous êtes au courant d’un tas de choses que j’ignore.
— Alors, dit Bunch, racontez-la ensemble, en vous relayant. Voyons, tante Jane, quand avez-vous commencé à soupçonner que c’était la Blacklock qui avait tout machiné ?
— Mon Dieu ! ma chère Bunch, c’est bien difficile à préciser ! Bien sûr, tout au début, on avait l’impression que c’était elle qui avait tout manigancé. Les soupçons devaient forcément porter sur elle. Elle était la seule à avoir été en relation avec Rudi Scherz et elle était mieux placée que quiconque pour prendre les dispositions nécessaires, puisque les choses se passaient dans sa propre maison. Le chauffage central, par exemple. Pour faire l’obscurité dans la pièce, il ne fallait pas qu’il y eût de feu dans la cheminée. Une seule personne pouvait décider qu’il n’y aurait pas de feu dans la cheminée et c’était évidemment la maîtresse de maison. Naturellement, je n’ai pas pensé ça à ce moment-là ! Ces idées-là me sont venues, mais je me suis dit que ce ne pouvait pas être ça ! C’était trop simple et j’ai été prise comme tout le monde. J’ai cru qu’il y avait réellement quelqu’un qui en voulait à la vie de miss Blacklock.
— Pour commencer, demanda Bunch, si vous nous disiez exactement ce qui s’est passé ? Ce jeune Suisse l’avait-il reconnue ?
— Oui. Il avait travaillé à...
Miss Marple hésita et regarda Craddock, qui continua à sa place.
— A Berne, dans la clinique du Dr Adolf Koch, un chirurgien universellement connu, spécialiste de l’opération du goitre. Charlotte Blacklock était allée chez lui pour se faire opérer d’un goitre et Rudi Scherz était, à l’époque, un des infirmiers de la clinique. Il était venu par la suite en Angleterre et, un jour, à l’hôtel, dans une cliente, il reconnut une des malades de Koch et, suivant son premier mouvement, il alla lui parler. Une chose qu’il n’aurait pas risqué s’il avait pris le temps de réfléchir, car c’est un peu précipitamment qu’il avait dû quitter la clinique. Il est vrai que les faits qui l’avaient obligé à s’éloigner étaient très postérieurs au séjour de Charlotte et que celle-ci ne pouvait les connaître.
— Alors, il ne lui a jamais dit que son père était hôtelier en Suisse et qu’il l’avait vue à Montreux ?
— Non. C’est une fable qu’elle a imaginée pour expliquer qu’il lui avait parlé.
— Cette conversation a dû lui donner un coup, commenta miss Marple. Elle se croyait tranquille et voilà que, par une malchance invraisemblable, quelqu’un surgissait qui l’avait connue... et connue, non pas comme une des deux sœurs Blacklock – un événement auquel elle était préparée – mais comme Charlotte Blacklock, celle à qui l’on avait enlevé un goitre.
« Mais, puisqu’on nous a priés de commencer par le commencement, je pense – et je crois que l'inspecteur Craddock sera de mon avis – que l’origine de tout, c’est ce développement anormal de la glande thyroïde, ce goitre, qui vint un jour gâcher la vie d’une petite fille, très gentille et très sensible, qui s’appelait Charlotte Blacklock. Si elle avait eu une mère, si elle avait eu un père doué de bon sens, je pense qu’elle ne se serait pas repliée sur elle-même comme elle le fit, j’en suis sûre. Mais il n’y avait auprès d’elle personne pour l’arracher à ses pensées, personne pour l’obliger à voir des gens, à vivre comme tout le monde et à ne point exagérer sans cesse son infirmité. J’ajoute que, dans une famille normale, on l’aurait vraisemblablement opérée beaucoup plus tôt.
« Malheureusement, le Dr Blacklock était, autant que je sache, un homme d’esprit étroit et un véritable tyran domestique. Il ne croyait pas à l’opération du goitre et il devait répéter à Charlotte qu’il n’y avait rien à espérer, en dehors du traitement par l’iodine ou autres drogues. Charlotte ne pouvait que le croire et il est probable que sa sœur, elle aussi, accordait à son médecin de père plus de crédit qu’il ne méritait, du moins sur le plan médical. Charlotte aimait son père et lui faisait confiance, mais elle devenait de plus en plus sombre, de plus en plus renfermée, à mesure que le goitre se développait. Elle ne voulait plus voir personne. Pourtant, elle était de nature aimante et douce.
— Drôle de description, quand on songe aux crimes qu’elle devait commettre ! remarqua Edmund.
— Allons donc ! répliqua miss Marple. Il arrive souvent que les gens aimables et faibles soient fourbes et dépourvus de force morale. Letitia Blacklock, elle, avait une tout autre personnalité. C’était, d’après ce que Belle Gœdler a confié à l’inspecteur Craddock, une très brave fille et une femme d’une honnêteté foncière, qui ne comprenait pas comment certaines gens pouvaient ne pas distinguer le bien du mal et réciproquement. Letitia Blacklock n’aurait, sous aucun prétexte, commis un acte malhonnête.
« Elle adorait sa sœur, lui écrivait de longues lettres où elle lui contait mille choses, dans l’intention évidente de la maintenir dans la vie. Les complexes morbides de sa sœur l’inquiétaient infiniment. A la mort du Dr Blacklock, Letitia, sans hésiter, renonça à sa situation chez Randall Gœdler pour se consacrer entièrement à Charlotte, qu’elle emmena en Suisse pour y consulter un spécialiste sur la possibilité d’une opération. On avait bien tardé, mais, nous le savons, l’opération réussit. Le goitre disparut, ne laissant qu’une cicatrice, facile à dissimuler sous un gros collier de perles.
« La guerre éclata. Rentrer en Angleterre était malaisé et les deux sœurs restèrent en Suisse, où elles se mirent à la disposition de la Croix-Rouge. C’est bien cela, inspecteur ?
— Tout cela est exact, miss Marple.
— De temps à autre, poursuivit la vieille demoiselle, elles recevaient des nouvelles d’Angleterre et c’est ainsi, j’imagine, qu’elles apprirent un jour que Belle Gœdler, n’en avait plus pour très longtemps. Je suis sûre, parce qu’elles n’étaient que des créatures humaines, qu’elles ont fait alors toute sorte de projets et qu’elles ont longuement parlé ensemble de cette énorme fortune qu’elles auraient bientôt à dépenser. Ici, je crois qu’il faut bien se rendre compte que cette perspective représentait pour Charlotte beaucoup plus que pour Letitia. Pour la première fois de sa vie, Charlotte devint une femme comme les autres, elle n’inspirait plus ni répulsion, ni pitié, et elle allait enfin pouvoir jouir des biens de ce monde : voyager, posséder une belle propriété, avoir de belles robes et des bijoux, aller au théâtre, se passer toutes ses fantaisies. Charlotte pouvait se croire l’héroïne d’un conte de fées.
« Sur quoi, Letitia, Letitia qui était si solide, attrapa une grippe qui dégénéra en pneumonie et, en moins de huit jours, elle mourut. Charlotte ne perdait pas seulement sa sœur, elle voyait du même coup s’écrouler tous ses rêves. J’imagine qu’elle a dû en vouloir à Letitia. Pourquoi avait-elle besoin de mourir, juste au moment où une lettre venait de leur annoncer que Belle Gœdler n’avait plus que quelques semaines à vivre ? Un mois de plus, peut-être, et Letitia eût été riche. Et Letitia mourait !
« Les deux sœurs étaient de caractère très différent, il ne faut pas l’oublier, et je ne crois pas que Charlotte se soit rendu compte qu’elle allait commettre une mauvaise action. L’argent devait revenir à Letitia, il lui serait revenu à brève échéance... et Charlotte se considérait comme ne faisant avec Letitia qu’une seule et même personne. L’idée ne lui est sans doute pas venue avant qu’on ne lui eût demandé le prénom de sa sœur. C’est à ce moment-là, sur une question du médecin ou de n’importe qui, qu’elle s’avisa que, pour la plupart des gens, elles n’avaient jamais été, depuis qu’elles séjournaient en Suisse, que les demoiselles Blacklock, deux Anglaises, d’un certain âge déjà, qui s’habillaient à peu près de la même façon et se ressemblaient fort. Pourquoi ne serait-ce pas Charlotte qui était morte, Letitia continuant à vivre ?
« Je croirais volontiers qu’il y eut, dans cette première réponse qui décida de tout, plus d’impulsion que de calcul. Letitia fut enterrée sous le nom de Charlotte. Charlotte était morte et c’est « Letitia » qui rentra en Angleterre. En elle s’éveillaient des qualités d’initiative et d’énergie, qui ne s’étaient jamais manifestées auparavant, Charlotte ayant toujours été « à la remorque » de sa sœur. Dès qu’elle devint « Letitia », elle acquit cette autorité, cette volonté aussi, qui n’avaient jamais manqué à Letitia. Les deux sœurs étaient moralement très différentes, mais je crois qu’intellectuellement, elles étaient très proches l’une de l’autre.
« Charlotte dut, naturellement, prendre quelques précautions de simple bon sens. Elle acheta une maison dans une région de l’Angleterre qu’elle ne connaissait pas. Les seules personnes qu’elle eût à éviter étaient celles qui l’avaient connue dans sa ville natale, dans le Cumberland, où elle vivait d’ailleurs en recluse et, bien entendu, Belle Gœdler, qui avait trop fréquenté Letitia pour qu’il fût possible de lui donner le change. Le changement survenu dans l’écriture de Letitia fut imputé à l’arthrite. En fait, Charlotte avait fréquenté si peu de gens que les difficultés ne représentaient rien de sérieux.
— Mais, protesta Bunch, elle pouvait rencontrer quelqu’un qui eût connu Letitia ?
— Ce n’était pas très dangereux. Admettons que quelqu’un dise : « J’ai rencontré Letitia Blacklock. Elle a tellement changé que j’ai failli ne pas la reconnaître. » Personne n’irait penser que la personne en question ne fût effectivement pas Letitia. En dix ans, on change, vous savez ! Elle, elle pouvait ne pas reconnaître les gens et mettre ça sur le compte de sa myopie. Au surplus, elle était parfaitement au courant de ce qu’avait été la vie de sa sœur à Londres, elle savait où elle fréquentait, qui elle voyait, et il lui restait toujours, dans les cas difficiles, la possibilité de se référer aux lettres de Letitia. La seule chose qu’elle eût à craindre, c’était d’être reconnue en tant que Charlotte.
« Elle s’installa donc à Little Paddocks, se lia avec ses voisins et, lorsqu’elle reçut une lettre faisant appel au bon cœur de Letitia, c’est très volontiers qu’elle accepta de recevoir chez elle deux jeunes parents qu’elle n’avait jamais vus. Ils l’appelleraient tante Letty et ce serait un atout de plus dans son jeu.
« Tout marchait admirablement, quand elle commit une lourde erreur, qu’on ne peut guère imputer qu’à sa générosité naturelle. Elle reçut une lettre d’une de ses amies d’enfance, qui avait eu « des malheurs », et, tout de suite, elle décida de voler à son secours. Un peu, je crois, parce qu’elle se sentait très seule, avec un secret qu’elle ne pouvait partager avec personne. Et puis, elle aimait bien Dora Bunner, qui représentait pour elle l’époque de sa vie où elle avait été heureuse. Il est probable que sa réponse surprit Dora au plus haut point. Dora avait écrit à Letitia et c’était Charlotte qui lui répondait ! Car auprès de Dora, Charlotte n’essaya jamais de se faire passer pour sa sœur. Elle savait que Dora verrait les choses comme elle les voyait elle-même, elle ne lui cacha pas la vérité et Dora approuva sa conduite sans l’ombre d’une réserve. Pour elle, les souffrances de Lotty, ces souffrances qu’elle avait supportées avec tant de courage, méritaient une récompense et il eût été injuste qu’elle en fût privée, au bénéfice d’inconnus, sous le simple prétexte que Letty avait mal choisi son heure pour mourir. Naturellement, il ne fallait parler de rien, mais Charlotte n’avait, aux yeux de Dora, rien à se reprocher.
« Charlotte comprit son erreur peu de temps après l’arrivée de Dora à Little Paddocks. Elle aimait bien Dora, encore qu’elle fût par moments terriblement agaçante, mais Dora représentait un véritable danger. Dora adorait appeler les gens par des diminutifs et, pour elle, Letitia et Charlotte n’avaient jamais été que Letty et Lotty. Elle s’appliquait à ne jamais appeler Charlotte autrement que Letty, mais il lui arrivait de se tromper. Trop souvent aussi, elle évoquait des souvenirs d’autrefois et Charlotte devait toujours se tenir prête à intervenir, le cas échéant, ce qui finissait par la rendre nerveuse. Tout cela, cependant, n’avait rien de très grave et c’est seulement quand Rudi Scherz vint lui parler, au Royal Spa Hotel, que Charlotte sentit sa sécurité réellement menacée.
« Je ne crois pas que les remboursements faits à la caisse de l’hôtel par Rudi Scherz aient été effectués par des fonds provenant de Charlotte Blacklock. Je ne pense pas – et c’est aussi l’opinion de l’inspecteur Craddock – qu’il ait jamais eu l’intention de la faire chanter.
— Et cela, expliqua l’inspecteur, pour l’excellente raison qu’il ne se doutait pas le moins du monde qu’il avait la possibilité d’exercer sur elle un chantage. Ce qu’il savait, par contre, c’est qu’il était joli garçon... et l’expérience lui avait appris que les dames d’un certain âge ne sont pas toujours insensibles aux malheurs des beaux jeunes gens qui n’ont pas eu de chance. Mais il n’est pas prouvé qu’elle n’ait pas cru, elle, qu’il suspectait quelque chose et cherchait à tirer adroitement parti de la situation. Je croirais aussi volontiers qu’elle a pensé que Scherz, lorsqu’il apprendrait par les journaux qu’elle avait hérité la fortune de Belle Gœdler, considérerait sans doute qu’il avait mis la main sur une mine d’or.
« Et elle ne pouvait pas revenir en arrière ! Pour sa banque, pour Mrs Gœdler, pour tout le monde, elle était Letitia Blacklock. Un seul danger : ce petit employé d’hôtel, cet individu douteux, qui était peut-être un maître chanteur. Qu’il disparût... et elle serait tranquille !
« Je pense qu’au début, elle n’a songé à rien de précis. Sa vie avait été monotone et terne, elle s’amusait seulement à faire travailler son imagination. Et puis, peu à peu, l’idée a pris de la consistance et, décidée à se débarrasser de lui, elle a tiré des plans et, finalement, parlé à Rudi Scherz de ce « hold-up » pour rire, où elle avait besoin de quelqu’un pour jouer le rôle du gangster, contre un honnête salaire, bien entendu. Il accepta et c’est ce qui me fait dire qu’il ne se doutait pas qu’il avait la possibilité de lui soutirer de l’argent. Pour lui, elle n’était qu’une vieille dame un peu folle, qu’il avait tout intérêt à fréquenter.
« Elle lui remit le texte de l’annonce à publier dans le journal, elle s’arrangea pour qu’il lui rendît visite afin de reconnaître les lieux, elle lui indiqua l’endroit où elle le retrouverait pour l’introduire dans la maison, et, naturellement, tout cela se passa en dehors de Dora Bunner. Le jour vint enfin où...
Craddock hésita. De sa voix flûtée, miss Marple prit le relais :
— Pour elle, ces heures ont dû être terribles. Parce qu’il lui était encore possible de reculer... Dora Bunner nous a dit que Letty avait peur et je le crois sans peine. Elle avait peur de ce qu’elle allait faire, peur d’échouer... mais pas assez peur pour tout arrêter. Elle avait dû trouver amusant de prendre le revolver du colonel Easterbrook dans un tiroir, un jour que, sous prétexte d’apporter des œufs ou de la confiture, elle était entrée dans la maison vide et montée au premier étage. Elle dut également trouver très amusant de s’arranger pour que la porte condamnée du salon s’ouvrît sans bruit. Mais, maintenant, c’était fini de rire et Dora Bunner avait raison, Charlotte avait peur.
— Quoi qu’il en soit, reprit Craddock, elle n’a pas flanché et tout se passa comme elle en avait décidé. Un peu après six heures, elle sort, soi-disant pour « enfermer les canards », et elle introduit Rudi Scherz dans la maison. Elle lui donne un masque, un pardessus, des gants et une torche électrique. A six heures et demie, quand la pendule commence à sonner, elle est entre le grand et le petit salon, la main sur le coffret aux cigarettes. Patrick s’occupe des boissons. Elle compte que lorsque la pendule sonnera, tout le monde se tournera vers la cheminée et son calcul était juste : personne, à ce moment-là, ne s’occupa de miss Blacklock, exception faite de la fidèle Dora Bunner qui, elle, continua à regarder son amie. Et Dora Bunner, lorsque nous l’entendîmes pour la toute première fois, nous déclara très exactement ce que fit alors miss Blacklock. Elle tenait à la main le petit vase aux violettes...
« Miss Blacklock avait auparavant gratté les fils de la lampe électrique, qui étaient presque nus. Tout se passa en un clin d’œil, la lampe, le vase et l’interrupteur étant très près les uns des autres. Miss Blacklock renverse l’eau du vase sur les fils et fait jouer l’interrupteur. L’eau est bonne conductrice de l’électricité. Les plombs sautent...
— Comme l’autre soir ici ! s’écria Bunch. C’est pour ça que vous avez eu l’air si surpris ?
— C’est pour ça, oui, ma chérie ! Cette histoire de lampes m’intriguait depuis longtemps. J’avais bien compris qu’il y avait deux lampes et que la seconde avait dû être substituée à la première, probablement au cours de la nuit.
— Aucun doute là-dessus ! approuva Craddock. Quand Fletcher a examiné la lampe le lendemain matin, le fil était en parfait état et tout fonctionnait admirablement.
— J’avais bien compris, reprit miss Marple, ce que Dora Bunner avait voulu dire quand elle parla de cette bergère qui était là la veille, mais je m’étais trompée, comme Dora Bunner elle-même, en pensant que la substitution était le fait de Patrick. Ce qu’il y avait d’intéressant chez Dora Bunner, c’était que, si l’on ne pouvait se fier à elle quand elle répétait ce qu’elle croyait avoir entendu – et cela parce qu’elle était victime de son imagination – on pouvait par contre lui faire confiance quand il s’agissait de ce qu'elle avait vu. Elle avait bien vu Letitia prendre le vase aux violettes...
— Et elle avait aussi vu une étincelle, ajouta Craddock, et entendu ce qu’elle a appelé « une sorte de grésillement ».
— Naturellement, l’autre soir, quand Bunch a renversé l’eau des roses sur le fil de la lampe, j’ai compris brusquement ce qui s’était passé à Little Paddocks. Miss Blacklock seule pouvait avoir fait sauter les plombs, puisqu’elle était la seule à se trouver près de la table.
— Je mériterais des coups ! s’écria Craddock. Dora Bunner nous avait spécifié que quelqu’un avait jeté sa cigarette sur un meuble, qui en gardait la trace... Or, on n’avait pas fumé dans la pièce ! Quant aux violettes, si elles s’étaient fanées si vite, c’était bien parce qu’il n’y avait pas d’eau dans le vase, mais, s’il n’y avait pas d’eau, ce n’était pas parce que Dora avait oublié d’en mettre, ainsi qu’elle le croyait, mais parce que Letitia avait négligé de remplacer l’eau qu’elle avait répandue. Un oubli de sa part, dont elle ne pensait pas qu’il pût avoir des conséquences. D’ailleurs, Dora Bunner était persuadée d’être fautive. Il est vrai qu’il était facile de l’influencer et miss Blacklock ne s’en privait pas. C’est elle, je pense, qui dirigea les soupçons de Bunny sur Patrick.
— Mais pourquoi sur moi ? demanda Patrick d’un ton outré.
— Sans raisons précises, je pense, répondit Craddock. Il s’agissait seulement d’occuper l’esprit de Dora Bunner, pour qu’il ne lui vînt pas à l’idée que c’était miss Blacklock qui avait tout organisé. Ce qui s’est passé ensuite, nous le savons. L’obscurité faite, miss Blacklock quitte rapidement la pièce par la porte « condamnée » et vient se placer derrière Rudi Scherz, qui, jouant très consciencieusement son rôle, promène dans le salon le rayon lumineux de sa torche électrique. Je ne crois pas qu’il se soit rendu compte tout de suite qu’elle était à côté de lui. Elle avait enfilé ses gants de jardinage et elle tenait à la main son revolver. Elle attend et, quand la lumière se porte sur l’endroit même où elle est censée se trouver, elle tire rapidement par deux fois. Surpris, il se retourne et, à bout portant, elle l’abat. Elle laisse tomber son arme, jette vivement ses gants sur la table du vestibule, rentre dans le salon par la porte condamnée et retourne à la place qu’elle occupait quand le salon s’est trouvé plongé dans le noir. Elle se fait une blessure à l’oreille, je ne sais comment...
— Probablement, supposa miss Marple, avec des ciseaux à ongles. Une petite coupure dans le lobe de l’oreille et l’on a un flot de sang. Psychologiquement, c’était bien raisonné. Les taches qui maculaient sa blouse prouvaient que c’était bien sur elle qu’on avait tiré et qu’on ne l’avait manquée que de peu.
— A dire le vrai, continua Craddock, son plan a bien failli réussir. Dora Bunner ne cessait de répéter que Scherz avait tiré sur miss Blacklock et elle le disait avec tant de conviction qu’on avait presque l’impression qu’elle avait vu la balle toucher son amie. Si l’affaire n’a pas été classée, c’est bien parce que miss Marple a tenu à ce qu’on attendît encore un peu pour clore l’enquête.
Miss Marple protesta avec énergie.
— Ne dites pas ça, monsieur Craddock ! Mes efforts n’ont peut-être pas été inutiles, mais c’est vous qui n’avez pas voulu fermer le dossier !
— Je reconnais que ça m’aurait fait de la peine. Il y avait quelque chose qui ne « collait » pas. Je n’aurais pas su préciser où, mais j’en avais l’absolue conviction. On en était là quand miss Blacklock eut ce qu’il faut bien appeler un coup de déveine : je découvris, par pur hasard d’ailleurs, que la fameuse porte qui passait pour condamnée avait été huilée très soigneusement. Ça changeait tout ! Jusque-là nous pouvions penser tout ce que nous voulions, il ne s’agissait que d’hypothèses. Avec cette porte bien graissée, nous tenions une preuve. Le problème restait posé, mais il changeait d’aspect : ce que nous cherchions désormais, c’était quelqu’un qui eût un mobile pour tuer Letitia Blacklock.
— Ce quelqu’un, expliqua miss Marple, il existait et miss Blacklock ne l’ignorait pas. Pour moi, elle avait tout de suite reconnu Phillipa. Sonia Gœdler avait été, je le crois, l’une des rares personnes qui furent admises dans l’intimité de Charlotte, Phillipa ressemblait beaucoup à sa mère et elle avait à peu près l’âge que sa mère avait au moment où elle était l’amie de Charlotte. Ce qu’il y a de curieux, c’est que Charlotte a vraisemblablement été très heureuse d’identifier Phillipa, peut-être parce qu’elle apportait comme un apaisement aux remords qu’elle pouvait avoir. Elle pensait sans doute que, lorsqu’elle aurait hérité de Belle Gœdler, elle s’occuperait de Phillipa, la traiterait comme sa fille et considérerait Harry comme son petit-fils. Sa satisfaction fut de courte durée : l’inspecteur Craddock, à force d’interroger, découvrit l’existence de Pip et d’Emma. Charlotte se trouvait dès lors dans une situation impossible. Dans son idée, l’affaire devait apparaître comme montée par un jeune gangster qui avait péri dans l’aventure. Qu’on poursuivît l’enquête, maintenant qu’on connaissait l’histoire de la porte, et c’est Phillipa — Phillipa, pour qui elle avait de l’affection – qui allait être soupçonnée. En effet, Phillipa exceptée, personne n’avait une raison de vouloir la tuer. Personne, à sa connaissance du moins, car elle n’’avait pas la moindre idée de l’identité véritable de Julia. Elle s’employa donc de son mieux pour vous empêcher de deviner qui pouvait être Phillipa. C’est pour cela qu’elle vous dit que Sonia Gœdler était petite et brune, pour cela aussi qu’elle retira de l’album de photos, non pas seulement les instantanés sur lesquels se trouvait Letitia, mais aussi ceux où était Sonia. Vous auriez pu remarquer une ressemblance qui vous aurait mis sur la voie...
— Et dire, murmura Craddock, que je me suis demandé si Mrs. Swettenham n’était pas Sonia Gœdler !
— Cependant, poursuivit miss Marple, le véritable danger restait Dora Bunner. Sa mémoire lui jouait des tours et elle parlait de plus en plus. Beaucoup trop ! Je me souviens du coup d’œil que lui jeta miss Blacklock, le jour où nous avons pris le thé. Ce qu’elle avait fait ? Sa langue l’ayant une fois encore trahie, elle s’était adressée à miss Blacklock en l’appelant Lotty. Pour moi, c’était un lapsus sans importance. Pour Charlotte, ce fut tout autre chose et, une fois encore, elle eut très peur. Au cours de la conversation que j’eus avec Dora à l’Oiseau Bleu, j’eus l’impression qu’elle me parlait de deux personnes, et non pas d’une seule. Et c’était bien ça ! Je suis convaincue que Charlotte était là depuis un bon moment quand elle s’est manifestée à nous et qu’elle a notamment entendu ce que Dora avait dit à propos des lampes. « Je me souviens fort bien que c’était la bergère qui était là, et non pas le berger ! » La pauvre chère Bunny, elle n’en pouvait plus douter, représentait pour elle un danger et je suis sûre que c’est cette conversation qui a décidé du destin de Dora Bunner. De toute façon, Charlotte aurait été obligée d’en arriver là. Dora vivante, sa sécurité ne pouvait être assurée. Elle aimait Dora, elle ne souhaitait pas sa mort, mais elle ne pouvait pas ne pas la tuer... La pauvre Bunny, de toute façon, n’avait plus longtemps à vivre. Charlotte, en abrégeant ses jours, lui épargnerait les souffrances d’une agonie douloureuse. De fait, elle ne négligea rien pour embellir la dernière journée de son amie... tout en prenant ses dispositions pour qu’elle absorbât des comprimés dont on devait penser que c’était à elle, Charlotte, qu’ils étaient destinés.
« Bunny s’endormit donc, pour ne plus se réveiller, à la fin d’une journée heureuse. Charlotte n’avait plus rien à redouter. Seulement, Dora lui manquait, Dora qui l’aimait et qu’elle aimait, Dora, la seule personne avec qui elle pût parler des beaux jours d’autrefois. Elle pleura le jour où j’allai lui porter le billet de Julian et ses larmes, j’en suis sûre, étaient sincères. Elle avait tué son amie la plus chère...
— C’est horrible ! s’écria Bunch. Horrible !
— Horrible, mais humain, déclara Julian Harmon. On oublie trop souvent que les pires assassins sont des êtres humains.
— Je vous accorde qu’on peut les plaindre à l’occasion, convint miss Marple, mais il ne faut pas oublier qu’ils sont dangereux. Surtout lorsque ce sont des faibles, comme Charlotte Blacklock. Car le faible qui a peur, vraiment peur, perd le contrôle de ses actes et devient un authentique sauvage.
— Vous pensez à la pauvre Murgatroyd ? demanda Julian.
— Exactement. Charlotte, qui se rendait probablement à la villa, a, par la fenêtre ouverte, surpris la conversation et découvert du même coup que quelqu’un encore pouvait devenir pour elle un danger. Miss Hinchliffe adjurant son amie de se souvenir de ce qu’elle avait vu et, au moment même où miss Hinchliffe s’en allait en toute hâte vers le commissariat de police, miss Murgatroyd, la vérité lui étant soudain apparue, la rappelait en lui criant : « Elle n’était pas là ! »
« J’ai demandé à miss Hinchliffe de me préciser sur quel mot elle avait mis l’accent. Parce que, si elle avait dit : « Elle n’était pas là ! », le sens de la phrase aurait été très différent...
— Ce point-là est trop subtil pour moi, avoua Craddock.
Miss Marple sourit au policier et poursuivit :
— Il suffit de se mettre à la place de miss Murgatroyd, qui cherche à se remémorer ce qu’elle a vu. Elle fait le tour de la pièce en partant, j’imagine, de la cheminée, parce que c’est là que le jet de lumière a porté tout d’abord. Il éclaire ensuite l’espace compris entre les deux fenêtres. Elle revoit Mrs. Harmon, les deux poings appuyés sur ses joues. Elle revoit miss Bunner, la bouche grande ouverte, puis le mur et la table, avec la lampe et le coffret aux cigarettes. Après viennent les coups de feu... et, soudain, elle se souvient de quelque chose qui lui parait incroyable. Sur le mur, elle a vu la trace des balles, à l’endroit où il est admis que Letitia Blacklock se tenait quand on a tiré... Or, à ce moment-là, quand les détonations ont claqué, Letty n’était pas là...
« Voyez-vous, maintenant, où je veux en venir ? Il y avait trois femmes auxquelles miss Hinchliffe lui avait demandé de penser. Si l’une de celles-ci n’avait pas été présente, c’est à celle-là qu’il aurait fallu s’attacher. A sa personnalité. Et elle aurait effectivement dit : « C’est celle-là ! Elle n’était pas là ! » Mais ce qui retient l’attention de miss Murgatroyd, ce n’est pas une personne, c’est un endroit... un endroit où il devrait y avoir quelqu’un et où il n’y a personne... Sur le moment, elle ne comprend pas et elle dit seulement : « Ça, Hinch, c’est extraordinaire ! » Et c’est un peu plus tard qu’elle s’écrie : « Elle n’était pas là !»... C’est évidemment à Letitia Blacklock : qu’elle faisait allusion.
— Mais, demanda Bunch, votre conviction à vous était déjà acquise ? Ces mots que vous aviez écrits sur une feuille de papier ? C’est à ce moment-là que vous avez compris ?
— Oui, ma chérie. Ça m’est venu d’un seul coup... Comme si toutes les pièces du puzzle s’assemblaient brusquement...
Bunch, citant de mémoire, dit doucement :
— La lampe ? Ça va. Les violettes ? Vu. Où est le flacon d’aspirine ? Vous vouliez dire par là que, puisque Bunny avait acheté de l’aspirine dans la journée, elle n’aurait pas dû avoir besoin de recourir à celle de Letitia ?
— Exactement. A moins qu’on ne lui eût caché son flacon. Il fallait donner l’impression que c’était Letitia Blacklock qu’on avait voulu tuer.
— Compris. La mort délicieuse ? Vous ne pensiez pas seulement au gâteau, mais à la petite fête organisée par Letitia pour la dernière journée de son amie. Cette gentillesse, c’est pour moi le plus horrible de tout !
— Si vous voulez, ma chérie. Mais Letitia n’était pas méchante et elle disait la vérité quand, après sa tentative d’assassinat dans la cuisine, elle s’écriait : « Je ne voulais tuer personne ! » Elle ne voulait qu’une chose : de l’argent qui ne devait pas être à elle... et, pour l’avoir, cet argent, elle était capable de tout !
— L’iodine... C’est ce qui vous a fait penser au goitre ?
— Oui. Miss Blacklock donnait à entendre que sa sœur était morte tuberculeuse, mais il y avait la Suisse... et je me suis souvenue que c’était en Suisse qu’on trouvait les plus fameux spécialistes du goitre. J’ai fait un rapprochement avec ces énormes perles fausses que portait Letitia Blacklock et qui juraient avec sa mise... Ce collier, qui ne lui allait pas du tout, n’était là que pour cacher la cicatrice...
— Ce qui explique, dit Craddock, son affolement le jour où son collier cassa. Un affolement que l’événement ne justifiait pas.
— Quant à Lotty, c’était bien Lotty que vous aviez écrit, et non Letty, comme nous le pensions.
— Oui. Je m’étais rappelé qu’une fois ou deux j’avais entendu Dora Bunner appeler miss Blacklock Lotty et qu’elle en avait paru ensuite fort contrariée. Je me suis souvenue qu’il y avait eu une Charlotte Blacklock.
— Reste Berne et la retraite des vieux...
— Rudi Scherz avait été infirmier dans un hôpital de Berne.
— Et la retraite des vieux ?
— Vous ne vous rappelez pas, ma chère Bunch, une phrase que j’ai dite au cours de notre conversation à l’Oiseau Bleu ? « Une vieille femme ressemble à une autre vieille femme. » Je pensais à la vieille Mrs. Wotherspoon qui, pendant des années, avait touché, en même temps que la sienne, la pension de retraite de la vieille Mrs. Bartlett, qui était morte depuis des années. Simplement parce qu’il n’y a jamais beaucoup de différences entre deux vieilles... Effectivement, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à entrevoir la vérité. Je suis sortie pour réfléchir à tout ça et mettre un peu d’ordre dans mes idées, j’ai rencontré miss Hinchliffe qui m’a fait monter dans sa voiture et nous avons trouvé ensemble le cadavre de miss Murgatroyd. C’est alors que je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, et tout de suite. Seulement, nous n’avions toujours pas de preuves. J’ai imaginé une espèce de plan, dont j’ai parlé au sergent Fletcher...
— A qui j’ai exprimé là-dessus ma façon de penser ! lança Craddock. Il n’aurait jamais dû vous donner son accord sans m’en référer auparavant.
— Mon idée ne l’enthousiasmait pas, reprit miss Marple, mais j’ai quand même réussi à le convaincre. Nous nous sommes alors rendus à Little Paddocks et, là, j’ai entrepris Mitzi.
Julia poussa un soupir.
— Je suis encore stupéfaite de ce que vous avez pu obtenir d’elle !
— J’ai su la prendre, dit simplement miss Marple. Je l’ai flattée un peu, bien sûr. Je lui ai dit qu’elle était courageuse, qu’elle savait ce que c’était que de prendre des risques et que je comptais sur elle. Elle m’a juré que je l’avais bien jugée et il m’a suffi ensuite de lui dire ce qu’elle aurait à faire et l’obliger à répéter son rôle. Après quoi, je lui ai dit de monter dans sa chambre et d’y rester jusqu’à l’arrivée de l’inspecteur Craddock. Intervenant trop tôt, elle aurait tout gâché.
— Elle a magnifiquement tenu sa partie ! admira Julia.
— En quoi consistait exactement ce rôle ? demanda Bunch.
— Mon scénario était assez compliqué, et il aurait suffi de peu de chose pour que mon plan échouât. Mitzi devait reconnaître, sans paraître y attacher autrement d’importance, qu’elle avait, à un certain moment, songé à faire chanter miss Blacklock, et elle devait surtout donner l’impression que, mourant de peur, elle était maintenant toute prête à dire la vérité. Elle devait préciser que, par le trou de la serrure de la salle à manger, elle avait vu miss Blacklock s’approcher par-derrière de Rudi Scherz, un revolver à la main. Autrement dit, qu’elle avait vu ce qui s’était effectivement passé. Il n’y avait qu’un risque : Charlotte Blacklock aurait pu se rappeler que, la clef étant dans la serrure, Mitzi, contrairement à ce qu’elle affirmait, n’avait rien pu voir du tout. Je tablais sur le fait que ces choses-là ne vous viennent pas à l’esprit quand vous êtes sous le coup d’une émotion violente. En fait, elle ne retint qu’une chose : c’est qu’elle avait été vue par Mitzi.
— Naturellement, ajouta Craddock, je feignis – c’était indispensable – d’accueillir ces déclarations avec scepticisme et, comme si je me résignais enfin à démasquer mes batteries, j’attaquai à fond quelqu’un que l’on n’avait jamais soupçonné jusqu’alors : Edmund, contre qui je formulai une accusation sans équivoque...
— Sur quoi, répliqua Edmund, je jouai, moi aussi, mon rôle, et fort bien, j’ose le prétendre. Comme convenu, je niai avec énergie. Ce qui n’était pas prévu, par contre, c’est votre intervention à vous, ma chère Phillipa ! C’est ce moment-là que vous choisissez pour nous apprendre que Pip n’est autre que vous-même ! L’inspecteur ne s’attendait pas à celle-là, et moi non plus ! Car je me disposais justement à dire que Pip, c’était moi ! Nous avons eu un moment de flottement, mais l’inspecteur a magistralement rétabli la situation en insinuant fielleusement que j’étais un coureur de dot, accusation qui demeurera sans doute en votre subconscient, ma chère Phillipa, et qui risque de compromettre un jour le bonheur de notre ménage.
— Mais en quoi cette comédie était-elle nécessaire ?
— Il faut se mettre à la place de Charlotte Blacklock, répondit Edmund. De son point de vue, la seule personne qui soupçonnait la vérité, ou qui la sût, c’était Mitzi ! Les soupçons de la police étaient ailleurs. Pour le moment, l’inspecteur tenait Mitzi pour une menteuse. Mais il pouvait se raviser et la prendre au sérieux. Il fallait donc la réduire au silence.
— Mitzi, poursuivit miss Marple, retourna donc à la cuisine, comme il était entendu. Miss Blacklock arriva presque sur ses talons. Mitzi avait l’air d’être seule dans la cuisine, mais le sergent Fletcher était caché derrière la porte de l’office et j’étais, moi, dans le placard aux balais. Heureusement que je ne suis pas épaisse !
Bunch leva la tête vers la vieille demoiselle.
— Qu’est-ce que vous attendiez au juste ?
— Il n’y avait que deux hypothèses : ou Charlotte offrirait de l’argent pour qu’elle se taise — et le sergent Fletcher en pourrait témoigner – ou elle essaierait de tuer Mitzi.
— Mais c’était de la folie ! Elle ne pouvait pas croire qu’elle ne serait pas tout de suite soupçonnée !
— A ce moment-là, ma chère enfant, elle ne raisonnait plus. Elle était comme une bête traquée. Songez à ce qu’avait été sa journée ! Elle a assisté à la conversation entre miss Hinchliffe et miss Murgatroyd, elle a vu miss Hinchliffe s’en aller en voiture et il lui a fallu agir très vite pour se débarrasser de miss Murgatroyd avant le retour de miss Hinchliffe. Elle n’a pas eu le temps de réfléchir, d’imaginer quelque chose. Elle a tué brutalement, sauvagement. Puis, en toute hâte, elle rentra chez elle pour se changer et être au coin du feu quand les autres rentreraient, comme si elle n’était pas sortie. Là-dessus, Julia lui révèle sa véritable identité. Puis, son collier casse et elle connaît une des plus fortes émotions de sa vie. Après quoi, l’inspecteur lui téléphone pour lui annoncer que tout le monde sera chez elle dans un instant. Elle n’a pas une minute pour se recueillir, pour se reposer un peu. A-t-elle encore quelque chose à redouter ? Elle peut croire que non. Arrive Mitzi. Un nouveau danger, sur lequel elle ne comptait pas. Il n’y a pas trente-six solutions. Il faut tuer Mitzi, l’empêcher de parler ! Il y a longtemps qu’elle ne raisonne plus. Elle a peur. Elle n’a plus rien d’humain. Elle n’est plus qu’un être affolé et terriblement dangereux...
— Mais, demanda Bunch, pourquoi vous êtes-vous cachée dans le placard aux balais ? Le sergent Fletcher...
— Il valait mieux être deux... et le sergent ne pouvait imiter la voix de Dora Bunner. Or, si quelque chose pouvait agir sur Charlotte, c’était cette voix-là. Effectivement, quand elle l’a entendue, elle s’est effondrée.
Un silence suivit, assez pénible, chacun évoquant de tristes souvenirs. Julia le rompit, disant d’un ton résolument enjoué que Mitzi était transformée.
— Elle m’a annoncé hier qu’elle venait d’accepter une place près de Southampton. « Et là-bas, m’a-t-elle dit, si on me demande d’aller m’inscrire sur un registre de police, sous prétexte que je suis étrangère, je dirai : « Bien sûr, que je vais y aller, à la police ! Elle me connaît bien. Quand elle a besoin de moi, elle n’hésite pas. Sans moi, elle n’aurait pas arrêté la plus redoutable criminelle de l’époque ! Je suis brave et je n’ai rien à craindre des policiers. »
Julia donnait de Mitzi une excellente imitation.
— Pour ma part, déclara Phillipa, j’ajouterai que Mitzi est devenue très gentille avec moi : elle m’a donné la recette de son fameux gâteau, en me recommandant seulement de ne pas la communiquer à Julia, parce que Julia lui a gâché une de ses poêles.
— Quelqu’un qui a également beaucoup changé dans ses rapports avec Phillipa, observa Edmund, c’est Mrs. Lucas. Elle a appris que, par la mort de Belle Gœdler, Phillipa et Julia sont devenues fort riches et elle nous a envoyé, en guise de cadeau de mariage, des pinces à asperges en argent. Je me ferai une joie de ne pas l’inviter à la noce.
— Ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants, conclut Patrick. Je parle d’Edmund et de Phillipa...
Après une hésitation, il ajouta :
— Et peut-être aussi de Julia et de Patrick.
— Rien à faire ! s’écria Julia. L’inspecteur a accusé Edmund d’être un coureur de dot, mais c’est évidemment à toi qu’il songeait.
— Et voilà ! dit Patrick. Voilà la reconnaissance des filles ! Après tout ce que j’ai fait pour celle-là !
— C’est tout juste si, parce qu’il n’a pas de tête, je n’ai pas été fourrée en prison ! répliqua Julia. Quand la lettre de sa sœur est arrivée, j’ai bien cru que ça y était... Je crois bien qu’en fin de compte je vais faire du théâtre.
— Toi aussi ?
— Pourquoi pas ? La place de la vraie Julia va être libre, n’est-ce pas ? Alors ?